Incapacité de travail
En Belgique, près d’une personne sur 4 souffre de douleurs chroniques. Une problématique complexe qui bouleverse l'existence et est souvent mal comprise par l'entourage et les soignants…
Publié le: 15 janvier 2024
Par: Barbara Delbrouck
7 min
Photo: © AdobeStock - Les réflexions suggérant que le patient invente ou exagère sa douleur sont fréquentes de la part des soignants, qui manquent de formation en la matière...
Il y a 5 ans, Véronique fait une chute, lui valant une fracture du coccyx et des maux de dos. Malgré la guérison de la fracture sur la radio, ses douleurs vont crescendo. Elle consulte de nombreux médecins qui ne trouvent rien et éponge des remarques : vous ne devriez pas avoir aussi mal. On ne peut plus rien faire pour vous. Il faudrait peut-être aller voir un psy... "Ce genre de réflexions, qui sous-entend que le patient invente ou exagère sa douleur, sont fréquentes et très dures à recevoir pour les personnes qui souffrent", partage la Professeure Anne Berquin, coordinatrice du Centre de la douleur chronique aux Cliniques universitaires Saint-Luc et co-auteure du livre "Comprendre la douleur chronique pour s'en détacher". Les patients arrivent souvent dans sa consultation après des années de cohabitation avec une douleur dont ils n'arrivent pas à se débarrasser. Épuisés au terme d'un parcours du combattant médical, ponctué de multiples examens qui ne montrent rien ou pas assez pour expliquer une telle douleur. "Ce n'est pas parce qu'on ne voit pas (ou plus) de lésion sur une radio ou une IRM que la douleur n'est pas réelle", insiste la Pr Berquin, qui souligne la nécessité de mieux former les soignants. "Ces examens ne permettent pas de montrer les dysfonctionnements des mécanismes de la douleur, qui sont souvent en jeu dans une douleur chronique."
Pr. Anne Berquin
À l’origine, la douleur est un mal bien utile… C'est un signal d'alarme qui nous alerte des dangers pour nous faire réagir (par exemple lâcher un plat brûlant). Notre corps dispose de nombreux récepteurs dans la peau, les muscles, etc. Dès qu'une lésion (réelle ou potentielle) est détectée, un signal est envoyé au cerveau via les nerfs et la moelle épinière. Celui-ci évalue alors le message en fonction de divers facteurs, tels que la situation, la gravité potentielle de la lésion, les expériences de douleur préalables... S'il estime qu'il y a danger, un signal de douleur est généré et provoque une action (lâcher le plat). Mais le cerveau peut aussi bloquer ou réduire les messages de douleur pour nous protéger. Ou au contraire les amplifier… En cas d'entorse par exemple, le système nerveux va devenir hyper-réactif, facilitant et amplifiant la transmission des messages de douleur. Le simple fait de poser le pied fera très mal. Et ce, afin de favoriser la mise au repos. Toutefois, si cette entorse survient alors qu'on est poursuivi par un lion, des substances chimiques anti-douleur, telles que les endorphines, seront libérées dans un premier temps, pour nous permettre de fuir.
Normalement, lorsque l'entorse est guérie - pour continuer avec cet exemple - les signaux d'alerte venant des récepteurs du pied s'arrêtent et tout rentre dans l'ordre. Mais dans certains cas, à force d'avoir envoyé des messages de douleur longtemps, le système nerveux peut rester hyper-réactif. Des messages d'alerte continuent à bombarder le cerveau, qui garde en outre une mémoire de la douleur, comme si l'expérience restait gravée. Des stimulations légères de la zone, comme un effleurement, peuvent alors provoquer des douleurs intenses, faisant croire au cerveau que nous sommes en danger. La zone sensible peut même s’étendre et des douleurs apparaître sans aucune stimulation. De réels changements physiologiques au niveau du système nerveux et du cerveau sont en cause… "Les études ont prouvé que les douleurs persistantes résultent d’une hypersensibilisation du système nerveux qui rend le corps entier hypersensible", souligne dans sa brochure le groupe de recherche interuniversitaire "Pain in Motion", qui insiste sur l'importance pour les patients de comprendre les mécanismes de leur douleur, pour pouvoir agir dessus.
Lorsque la douleur est liée à un dérèglement du système nerveux, les antalgiques classiques ne sont malheureusement pas très efficaces. On risque alors une escalade dans les médicaments, sans réelle amélioration (voir notre article p.10). Voire pire… La consommation excessive de morphiniques peut provoquer une hyperalgésie : elle accentue la douleur plutôt que la calmer. "J'ai vu parfois des réductions spectaculaires de la douleur après un sevrage", confirme la Pr Berquin. Certains antiépileptiques ou antidépresseurs (mais pas tous) peuvent agir sur les mécanismes neurologiques de sensibilisation à la douleur. Ils ne sont alors pas utilisés pour leur effet sur l'humeur et sont prescrits à plus petites doses. "Ils peuvent calmer un peu cette hypersensibilité mais pas tout rétablir, nuance la spécialiste. Face à une douleur chronique, les médicaments ne sont qu’un outil parmi d'autres et il ne faut surtout pas s'y limiter."
À côté de ces dérèglements biologiques, les conséquences sur la vie quotidienne renforcent la douleur à leur tour et compliquent la situation. Manque de sommeil, peur de bouger, perte de musculature, tendance à s'isoler, sentiment de colère face à l’incompréhension et aux remarques blessantes, focalisation de l'attention sur la douleur… Comment en sortir ? Selon la Pr Berquin, la base est de trouver un médecin qui prenne le temps d'écouter vraiment le patient et de l'examiner, afin d'écarter les pathologies possibles. Mais aussi qui soit en mesure de prendre en compte et d'expliquer les mécanismes de la douleur chronique. "Il est crucial de rassurer car la peur de souffrir d'une lésion, qu'on peut aggraver par nos mouvements, va augmenter la sensation de douleur". En effet, ce type de pensée renforce les messages d'alerte erronés envoyés au cerveau. "Une fois les examens nécessaires réalisés, multiplier les tests complémentaires pour trouver une anomalie anatomique devient contre-productif." À ce stade, selon la spécialiste, le chemin vers un mieux-être passe par une forme d'acceptation de la présence de la douleur. Le sentiment de révolte qu'elle suscite est bien légitime. Mais il épuise la personne, accentue sa douleur et la limite encore plus dans ses activités. Le stress fait libérer des substances chimiques qui renforcent l’hypersensibilité du système nerveux, contribuant au maintien du problème... Apprendre à composer avec la douleur, en adaptant son mode de vie mais aussi en reprenant des activités qui redonnent le goût de vivre et des sensations agréables, permet de rompre ce cercle vicieux.
En parallèle, exploiter les mécanismes naturels de contrôle de la douleur se révèle un outil puissant pour réduire son intensité et calmer ce système d’alarme devenu trop sensible. Le système de la douleur peut être comparé à une balance, explique la Pr Berquin : "Vous avez une centrale téléphonique avec un message de douleur qui remonte au cerveau. Mais un tas de facteurs peuvent l'amplifier ou le diminuer. Le niveau de douleur ressenti au final va dépendre de la balance entre les deux… Il faut donc essayer de rajouter du poids sur le plateau antidouleur et alléger l'autre…" Tenir un carnet de sa douleur peut aider à identifier ces facteurs, propres à chacun. "Du côté antidouleur, les médicaments jouent un rôle mais l'activité physique douce tout autant, ainsi que la relaxation, la chaleur, le repos, pratiquer une activité qui nous passionne... Du côté pro-douleur, on retrouve la fatigue, le stress, l'inactivité, la peur de se blesser…" Grâce au travail sur cette balance, le système nerveux peut se réadapter et devenir à terme moins sensible, encourage le groupe de recherche Pain in Motion. Mais il faudra s'armer de patience. En outre, plus on agit tôt, plus cela sera efficace…
Si une douleur persiste plus de quelques semaines, par exemple après une opération ou une chute, consultez sans tarder votre médecin généraliste pour faire le point. La douleur n'est considérée chronique qu'à partir de 3 mois. Mais il est important d'agir avant ce délai, pour réduire le risque que la douleur s'installe…