Incapacité de travail
La maladie engendre souvent des questionnements sur le sens de l'existence. Elle vient ébranler ou bouleverser la foi des croyants comme des non-croyants et renvoie chacun à ce qui fait son humanité, sa force intérieure. Comment cette dimension trouve-t-elle sa place au sein d'un hôpital ?
Publié le: 10 novembre 2023
Par: Aurelia Jane Lee
8 min
Photo: © iStock
C'est un local au décor épuré et lumineux, dont la porte ouverte donne sur le hall d'accueil des Cliniques universitaires Saint-Luc. La plupart des visiteurs passent devant le Carrefour spirituel sans vraiment le voir ou sans oser en franchir le seuil. Sur un grand écran s'affichent de belles photos et des phrases inspirantes, que certains lisent au passage. D'autres s'arrêtent, curieux ou touchés, et prennent le temps d'entrer.
C'est un endroit où chacun est accueilli en tant que personne à part entière, dans toutes ses dimensions, avec ses questionnements, ses doutes, ses convictions. Des permanents s'y relayent, comme Bénédicte de Clippele, fidèle au poste depuis quatorze ans : "C'est un lieu un peu à part, où l'on est libre, sans obligation."
Le mot "carrefour" n'a pas été choisi au hasard, explique Guibert Terlinden, aumônier à Saint-Luc depuis plus de trente ans (1) : "C'est un point sur la route. On vient d'où on veut, on s'arrête au carrefour si on le désire, et puis on poursuit son chemin, on repart où l’on veut aussi."
L'aventure débute il y a trente ans, alors que la médecine technicienne est en pleine expansion. "On s'est assez vite aperçu que dans cet environnement, la dimension spirituelle de notre humanité était mise de côté, se souvient Guibert Terlinden. Nous avons alors sollicité la direction afin de disposer d'un local où cette dimension pourrait être rendue visible." Invités par l'aumônerie catholique à partager ce lieu avec elle, les représentants des autres confessions religieuses ont tout de suite adhéré.
Le Carrefour spirituel ne détient cependant pas un monopole : "L'accompagnement spirituel se fait aussi par les soignants, la famille, les amis, les voisins de chambre, précise Guibert Terlinden. C'est aussi la femme de ménage qui chante du gospel, ou le médecin qui demande à son patient : 'Où puisez-vous votre force, en temps ordinaire ?'"
L'aumônier n'a pas oublié les mots prononcés par un des directeurs des Cliniques Saint-Luc, lors de l'inauguration du Carrefour spirituel : "Soyez des révélateurs." Il s'agit de ne pas se poser en spécialiste du spirituel, mais de réveiller ce qui habite le cœur de chacun. Ce que Guibert Terlinden traduit par une image : "Je suis un jardinier, je bouture, ça prend ou ça ne prend pas..."
Après bientôt 25 ans d'existence, le Carrefour spirituel est devenu davantage qu'un lieu d'écoute et de parole. Il contribue à faire vivre la dimension spirituelle de l'humain à différents niveaux au sein de l'hôpital. Outre l’accueil proposé aux patients et à leurs proches, le Carrefour spirituel est accessible aux soignants et aux travailleurs de l'hôpital. Fort de son expertise, il propose aussi des formations et un accompagnement pour les étudiants en médecine et autres soins hospitaliers, et collabore à la formation d'accompagnateurs spirituels.
Bruxelles est une ville où diverses nationalités d'origine et traditions religieuses se côtoient. Chaque jour, les Cliniques Saint-Luc et le campus universitaire accueillent 30.000 visiteurs, travailleurs, étudiants et professeurs, de tous âges et de tous horizons culturels. Le Carrefour spirituel est ouvert à cette pluralité, qui constitue une richesse : chacun peut puiser dans ses histoires, sa symbolique, ses rituels.
"Nous avons pris conscience que le fait d'appartenir à une tradition religieuse ou philosophique, d'avoir ce bagage particulier, fait que celui qu'on rencontre va pouvoir également se situer spirituellement, confie Guibert Terlinden. De plus, qui a soi-même identifié et questionné sa propre approche de son humanité sera plus en mesure d'accueillir celle de l'autre."
Les permanents portent un badge avec leur nom et leur confession. Lorsque quelqu'un pousse la porte du Carrefour spirituel, la personne qui l'accueille peut être de la même tradition religieuse que lui ou pas. Il peut aussi être reçu par un conseiller laïque. "Qu'on soit catholique, athée, musulman, on rencontre d'abord l'humain, relève Bénédicte de Clippele. Les cinq premières minutes, on peut vouloir s’abriter derrière une certaine façade et c'est normal. Mais très vite, quand on aborde des thèmes comme la maladie et la mort, on n'a plus envie d'être dans la façade. Même si on peut ne pas penser la même chose, on s'interpelle, il y a un échange."
Faire appel à l'imam, au rabbin, à une personne de sa propre religion, reste possible si on le souhaite, ou quand cela s'avère nécessaire pour accomplir certains rites. Bénédicte de Clippele se souvient d'un couple de musulmans qui, après que l'imam les avait rejoints, l'a priée de rester avec eux : "Je trouve ça extraordinaire de pouvoir dialoguer ainsi dans un hôpital. Travailler avec une équipe interconvictionnelle, c'est ce qui fait la force du Carrefour spirituel."
Au final, l'épreuve de la maladie gomme bien souvent les différences de convictions et permet de se rejoindre par-delà, dans le partage d'une humanité commune. "Même quand cet aspect spirituel n'est pas nommé, même si on ne met pas le mot 'Dieu' dessus, il y a quelque chose qui nous dépasse, et on sent que c'est important et que ça peut aider", résume Bénédicte de Clippele.
"Il n'est pas possible de se couper du spirituel dans la relation de soin, avance Guibert Terlinden. L'épreuve existentielle, la crise, la vulnérabilité creusent notre spiritualité, elles l'appellent." Cependant, constate-t-il, "peu de malades pensent à solliciter spontanément un accompagnement dont ils ne savent pas trop quoi attendre".
Pour les patients et leurs proches, il n'est pas toujours facile de laisser s'exprimer les questions, les attentes, les sentiments qui les habitent. Le principe de permanences ouvertes est une façon pour le Carrefour spirituel de rendre cette dimension présente et visible dans l'hôpital sans jamais l'imposer. Pour les personnes n'ayant pas la possibilité de quitter leur chambre, ou celles qui rencontrent des problèmes de mobilité, les accompagnateurs spirituels peuvent se rendre à leur chevet.
"Souvent, les patients arrivent chez nous par ouï-dire. Parfois, c'est l'infirmière qui mentionne le Carrefour spirituel au cours d'un échange", observe Bénédicte de Clippele. À l’entrée du local, chacun peut piocher dans un récipient de courtes phrases écrites sur des papiers colorés. "De là part parfois toute une conversation que l'on n'aurait pas pensé avoir", témoigne la permanente qui reconnaît que franchir le seuil du Carrefour spirituel peut être difficile pour certains. Après ce premier pas, "il faut aussi que la personne parvienne à se laisser rejoindre. Parfois, dans la souffrance, on ressent une grande solitude, même quand on est bien entouré, parce qu'on est seul à ressentir certaines choses. Une fois qu'on parvient à être en lien, dans une réelle écoute, il y a quelque chose qui s'apaise."
Pour Bénédicte de Clippele, l'écoute est au fondement de tout. Elle constate avec les années que cette attente se fait plus forte : "Les personnes qui viennent nous voir ont besoin de ce temps suspendu, alors que tout va très vite."
Guibert Terlinden souligne la différence entre un accompagnement spirituel et un soutien psychologique : "Un psychologue doit être neutre. Ici, il se passe autre chose. Du fait d'être porteur d'une tradition, habité par elle, l’aumônier(e) ouvre une porte à une autre forme d'inattendu." On ne sait pas ce qui va naître dans l'échange, ni avec quoi chacun repartira. "Nous sommes là pour relier, pour faire entrer les cœurs en résonance. C'est comme différents instruments qui forment un orchestre. Chaque individuest unique, et on vient toujours de quelque part, spirituellement parlant. On ne sait pas d'avance ce qui va résonner en nous ou avec nous."
Cela peut donner lieu à de belles surprises, comme ce petit patient d'une dizaine d'années, dont le souvenir a marqué Bénédicte de Clippele. Il est entré dans le local en tirant par la main sa maman, visiblement peu intéressée. "Ce petit garçon m'a posé des questions incroyables autour de la foi. Finalement, la maman s'est mise elle aussi à poser des questions. Elle regardait son fils avec des yeux pleins d'amour." Il y a aussi des moments de joie, quand quelqu'un est guéri par exemple. "On rit et on pleure au Carrefour spirituel. On n'est pas que dans la souffrance. Il y a des situations éprouvantes, mais tout n'est pas que lourd, on peut apporter un peu de légèreté. Mettre les mots sur ce que l'on ressent, dans un lieu où l'on n'est pas jugé, apporte de l'apaisement."
(1) L'abbé Terlinden vient de passer le flambeau, en septembre, à l'abbé Claude Lichtert.
Le rôle du spirituel dans le monde des soins fait l'objet de nombreuses études et projets. Le Réseau Santé, Soins et Spiritualité (RESSPIR), qui a vu le jour en 2011 et est hébergé à l'UCLouvain, met en lien des universités, des hautes écoles, des hôpitaux et des ASBL à travers la francophonie. Il a pour objectif de "promouvoir la compréhension, la reconnaissance et l'intégration de la spiritualité dans les milieux de la santé" (1) par le partage d'expériences, l'information et les échanges de pratiques. Son site Internet recense de nombreuses publications et de la documentation sur les recherches et formations en cours. Une page est spécialement consacrée à l'accompagnement spirituel en temps de pandémie, avec des recommandations, des témoignages et des réflexions (2). L'équipe RESSPIR vient en outre de réaliser une série intitulée "Respire", pour mieux appréhender le spiritual care (3).
(1) Source : resspir.org
(2) resspir.org/actualites/spiritual-care-en-temps-de-pandemie
(3) La première saison est disponible sur YouTube (via resspir.org ou sur la chaîne RESSPIR)