Incapacité de travail
Dans une société du "clic" où l’on accède à n’importe quelle info ou service rapidement, l’impatience domine les comportements et altère les relations humaines. Et s’il devenait urgent de réapprendre à prendre le temps ?
Publié le: 02 juin 2023
Par: Soraya Soussi
4 min
Photo : : © AdobeStock
Couper la parole, dépasser dans la file à la caisse, souffler dans une salle d'attente, klaxonner... Attendre est devenu insupportable pour bon nombre d'entre nous. Avec l'avènement des nouvelles technologies, d'Internet, des réseaux sociaux et des smartphones, tout est à portée de clic : nous avons toutes les réponses à nos questions immédiatement. Les informations (vraies ou fausses) se succèdent à un rythme effréné. Et nous pouvons nous faire livrer tout et n'importe quoi dans des délais toujours plus courts. Ce qui nous rend impatients, incivils et parfois même agressifs lorsque le temps d'attente nous parait trop long.
Certes, dans certaines situations, il est important de se faire entendre pour obtenir un dû ou un droit. Mais dans d'autres, nous oublions parfois de faire preuve de patience, d'être plus courtois, à l'écoute... Gagner du temps partout et en toute circonstance n'est pas toujours crucial. Mieux : les temps morts dans la vie peuvent aussi apaiser l'esprit.
Dans une société capitaliste, le "productivisme" va de pair avec "rapidité". L'offre doit suivre la demande ou doit la créer. Jonathan Curiel, auteur de "Vite ! Les nouvelles tyrannies de l'immédiateté ou l'urgence de ralentir" et directeur général adjoint des programmes de la chaine française M6, dénonce les dérives de ces mécanismes économiques : "La société de consommation dans laquelle nous vivons est étroitement liée à la vitesse et l’immédiateté. Dates de péremption, produits désirables, mise à disposition instantanée du produit, création d’un nouveau désir...Tout est sujet au temps et à son accélération. Les innovations technologiques aussi se déploient beaucoup plus vite aujourd’hui : se sont écoulés 175 ans entre l’inventionde la machine à écrire en 1714 et sa diffusion mondiale, entre 30 et 40 ans pour des inventions comme le réfrigérateur et l’aspirateur alors qu’un IPhone se déploie aujourd’hui en à peine quelques mois !" (1)
Avec les progrès industriels – dans un premier temps - et technologiques – dans un second, notre perception du temps a été modifiée, analyse Nicole Aubert, sociologue et auteure de l'ouvrage "Le culte de l'urgence : la société malade du temps" (2). Là, où il était impossible de faire autrement que de prendre le temps pour exécuter une tâche, les avancées technologiques et numériques ont permis d'accélérer le temps afin d'accomplir cette tâche. "Pour répondre à ces mutations induites par la logique du marché, la mondialisation de l’économie et les technologies de la communication, nous sommes plus que jamais désireux de posséder le temps, mais plus encore de triompher du temps. Le problème est que ce désir cache en réalité un individu prisonnier du temps réel et de la logique de marché, incapable de différencier l’urgent de l’important, l’accessoire de l’essentiel. Nos sociétés, à flux tendus, ont créé des individus à flux tendus."
Les internautes belges passent en moyenne 1h34 sur les réseaux sociaux. (3) Un temps suffisamment long pour intégrer des habitudes comportementales dans nos rapports sociaux. Or, dans une logique du clic et du buzz, difficile de laisser de l'espace aux temps longs, à la diplomatie ou encore à l'argumentation nuancée, pourtant essentielle aux débats démocratiques. Il suffit de pointer les tweets de l'ancien président américain Donald Trump et de sa propagande de "fake news"(en français : fausses nouvelles).
Le proverbe "la patience est la mère de toutes les vertus" renvoie à l'idée qu'avec le temps et l'expérience, on acquiert de la sagesse et donc de la patience. Elle est une vertu propre à l'état adulte. A contrario, l'enfant a tendance à faire davantage preuve d'impatience car il est perçu comme immature dans la gestion des émotions, de la frustration et de l'attente. Pourtant de nombreux adultes reproduisent ces attitudes infantiles.
Dans notre société de l'immédiateté, l'attente est associée au vide, à l'incertitude, ce qui est devenu insupportable. Avec comme conséquence l'adoption de comportements agressifs, violents, arrogants envers les autres. Mais le mal de l'impatience peut aussi se retourner contre soi, comme le souligne Nicole Aubert, si on surchauffe ou que l'on "pète les plombs", entrainant des états dépressifs.
Si l'impatience permet de faire bouger les choses, de ne pas accepter des situations inadmissibles, ne devrions-nous pas davantage ralentir le rythme, mieux écouter, faire preuve de discernement et prendre le temps de transformer un instant perçu comme perdu en opportunité ?