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Il y a 80 ans, le projet d’accord de solidarité sociale négocié par des représentants patronaux et syndicaux sous l’Occupation jetait les bases de notre sécurité sociale. Retour sur l'histoire d'un modèle de protection sociale unique, aujourd’hui mis sous pression.
Publié le: 20 novembre 2024
Par: Joëlle Delvaux
11 min
Photo: © AdobeStock // La sécurité sociale, une protection sociale basée sur la solidarité.
Seconde Guerre mondiale. Alors que la Belgique est toujours occupée par les Allemands, un groupe de fonctionnaires, patrons et syndicalistes se réunit régulièrement dans la clandestinité. Tous sont convaincus par la force de la concertation sociale et par la nécessité de renforcer la protection sociale pour répondre aux besoins de la population.
S’appuyant sur les régimes d’assurances sociales d’avant-guerre (lire encadré), ce comité informel élabore un Pacte social qui se concrétisera le 28 décembre 1944. À cette date, tandis que la Bataille des Ardennes fait rage, le ministre du Travail et de la prévoyance sociale signe l’Arrêté-loi qui rend obligatoire toutes les assurances sociales pour les salariés. Les cotisations sociales prélevées sur les salaires seront versées dans un fonds national (l'ONSS) chargé de les répartir entre les branches (chômage, allocations familiales, vacances annuelles, maladie-invalidité, etc.). La gestion de cette institution est confiée aux organisations syndicales et patronales.
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Les trois décennies qui suivent constituent l'âge d’or de la sécurité sociale, porté par un contexte économique favorable et le plein emploi. La protection sociale se développe et se renforce. Les conditions d’indemnisation s’améliorent et les prestations minimales sont régulièrement revalorisées.
Petit à petit, la couverture s'étend au-delà du salariat. Les indépendants acquièrent leur propre régime en 1967. Un an après, les jeunes en fin d'études accèdent à l'assurance chômage. Le droit aux allocations familiales s'étend progressivement à (quasi) toute la population. Il en ira de même plus tard pour les soins de santé.
Cette période de prospérité laisse pourtant nombre de citoyens dans la misère. Fin des années 60, les pouvoirs publics introduisent des législations novatrices accordant une garantie de revenus à certaines catégories dans le besoin (personnes handicapées, âgées, etc.). Ces réformes annoncent l’avènement du droit à un minimum de moyens d’existence, consacré par une loi en 1974.
La crise économique née du choc pétrolier de 1973 met à mal le modèle de croissance et de redistribution. Les pertes d'emploi massives plombent les recettes de la sécu tandis que les dépenses du chômage explosent. Les gouvernements qui se succèdent donnent la priorité à la compétitivité des entreprises et à l’assainissement des finances publiques. Ils font passer en force des mesures d’austérité.
En soins de santé, les tickets modérateurs à charge des patients augmentent. Dans l'assurance chômage, une distinction est introduite entre chef de ménage, isolé et cohabitant pour moduler les allocations selon la situation familiale. L’'indexation des allocations sociales est gelée à trois reprises…
Côté recettes, les hauts salaires sont davantage mis à contribution (le plafond de salaire sur lequel sont calculées les cotisations sociales est supprimé) et des cotisations spéciales sont imposées pour combler le déficit dans certaines branches (les soins de santé essentiellement). C’est le début d’un élargissement du financement de la sécu au-delà du travail (financement alternatif).
Les années 1980 voient monter en puissance les idées néo-libérales. Les pouvoirs publics choisissent de favoriser fiscalement le recours à des assurances privées en matière de pension et de soins de santé.
Dans les années 1990, la Belgique est tenue d'assainir ses finances publiques et d'assurer l’équilibre financier de la sécurité sociale pour réussir son intégration dans l’Union économique et monétaire. Pour augmenter les recettes de la sécu, le gouvernement impose notamment une cotisation spéciale. Il décide aussi d'un nouveau mécanisme d’indexation qui ne tient plus compte des prix du carburant, du tabac et de l’alcool (indice santé), ce qui freinera les dépenses en allocations sociales.
Pendant cette période, des changements dans la gouvernance de la sécu confirment ce qui se dessinait dans les années 80. La gestion du système devient globale en 1995. Dorénavant, les interlocuteurs sociaux et le gouvernement fédéral décident ensemble de la répartition de tous les moyens financiers (cotisations sociales, financement alternatif et subventions de l'État) entre les différentes branches. Ce nouveau mode de gestion renforce le pouvoir du gouvernement.
Né dans les pays scandinaves, le modèle de "l’État social actif" est importé chez nous au début des années 2000 (1). Objectifs ? Accroître la réinsertion des demandeurs d'emploi, lutter contre l'enlisement dans le chômage et réduire la pauvreté. Les chômeurs indemnisés ne doivent plus pointer mais ils sont tenus de rechercher activement un emploi. Des dispositifs dits "d'activation" sont déployés pour les accompagner et les contrôler.
Un autre grand chantier concerne les pensions. En 1997, le gouvernement décide de faire passer progressivement l’âge de la pension pour les femmes de 60 à 65 ans. Par la suite, les mesures pour augmenter le taux d’emploi des travailleurs âgés et soulager le budget des pensions s'enchaînent : report progressif de l'âge de la pension à 67 ans d'ici 2030, restrictions d’accès au chômage avec complément d'entreprise (ex-prépension) et au crédit-temps fin de carrière…
La crise financière de 2008 et la crise sanitaire en 2020 montrent que la sécu joue un rôle crucial, non seulement en assurant la solidarité, mais aussi en contribuant à la stabilité économique. Malgré tout, elle subit des assauts.
En 2014, la 6e réforme de l’État ampute la sécu d'une de ses branches, les allocations familiales. Six ans après, celles-ci sont transférées aux entités fédérées (Régions wallonne et bruxelloise, Flandre et Communauté germanophone) en même temps que certaines compétences en matière de santé et d'emploi. Cette régionalisation rend les systèmes plus complexes que jamais et affaiblit la solidarité entre les citoyens.
Dans les années 2010, plusieurs mesures mettent à mal le droit à certaines prestations : renforcement de la dégressivité des allocations de chômage (2012), limitations du droit à l’allocation d’insertion (2015), fin du crédit-temps pour un motif autre que celui de prendre soin d'un proche ou de se former (2017), etc.
Tax-shift, flexi-jobs, jobs étudiant, économie collaborative, avantages extra-salariaux, freelance... Les politiques fiscales et d'emploi privent aussi gravement la sécu de cotisations sociales. Tous régimes confondus, la part des cotisations sociales dans les recettes ne représentait plus que 55 % en 2024 contre 62 % en 2011.
Les subventions de l'État, quant à elles, restent plus que jamais soumises à l'état des finances publiques et au pouvoir du gouvernement fédéral, singulièrement depuis la nouvelle loi de financement de la sécurité sociale adoptée en 2017. Pourtant, assurer un financement correct et stable de la sécurité sociale reste un enjeu central si l'on veut qu’elle continue d’incarner un modèle de protection sociale efficace contre les aléas de la vie, et de solidarité contre les inégalités sociales.
Obligatoire depuis 1945, la sécurité sociale puise ses racines plus profondément dans une histoire marquée par les luttes sociales du 19e siècle. En mobilisant leurs maigres revenus, des travailleurs décident de créer et gérer des mutualités pour atténuer les conséquences financières de la maladie et de l’invalidité. Ils mettent aussi sur pied des caisses de chômage pour pallier provisoirement la perte d’emplois. De leur côté, certains patrons plus ou moins sociaux et des bourgeois plus ou moins conservateurs interviennent sur le terrain de la protection des ouvriers et de leurs familles.
Les années 1880-1920 voient ainsi se déployer de nombreuses initiatives collectives : caisses d’usine, sociétés de prévoyance et de secours mutuels, caisses de chômage, de pension, de compensation d’allocations familiales, etc.
Durant l’entre-deux guerres, la protection sociale offre une image complexe, renforcée par la rivalité entre chrétiens et laïcs (surtout socialistes). Au moment où éclate la guerre de 40-45, seuls les régimes des pensions et des allocations familiales ont été rendus obligatoires par les pouvoirs publics. S’assurer contre le chômage et la maladie restait libre, l’État se contentant de promouvoir l’affiliation des travailleurs en subventionnant les caisses et mutualités.