Incapacité de travail
"Tout bien portant est un malade qui s’ignore", affirmait un certain Docteur Knock. Capitalisant sur cette inquiétude, les firmes pharmaceutiques contribuent à façonner des "non-maladies", entraînant une surmédicalisation dénoncée par certains médecins.
Publié le: 02 septembre 2024
Par: Julie Luong
7 min
Illustration: © Adrien Herda
Aujourd’hui, vous vous sentez en pleine forme. Mal nulle part, bien dormi, d’excellente humeur. Puis vous allumez la radio, où l’on vous annonce que c’est la Journée mondiale du cœur. Vous vous sentez déjà un peu moins bien. Embonpoint, sédentarité, âge : dans les facteurs de risque cardiovasculaire, vous en cochez pas mal. Vous consultez ensuite le journal sur votre téléphone et apprenez que le moral des Belges est en chute libre. C’est vrai que le monde est parfois désespérant. Vous décidez d’aller faire un tour pour vous changer les idées. En passant, vous relevez votre boîte aux lettres : vous trouvez un courrier vous invitant à réaliser un dépistage pour le cancer colorectal. Il est seulement 10 heures et vous allez déjà nettement moins bien…
Multiplication des diagnostics
Surdiagnostic, surdépistage, surmédicalisation : la médecine a envahi nos vies jusqu’à parfois enfreindre sa règle numéro un, primum non nocere ("en premier lieu, ne pas nuire") s'alarme Luc Perino, enseignant à la faculté de médecine de Lyon et auteur de l’essai "Les non-maladies : la médecine au défi" (éditions du Seuil, 2023). Ces dérives, pointe-t-il, nuisent non seulement à notre santé subjective – nous nous "sentons" malades, anxieux–, mais aussi à notre santé objective en augmentant les risques d'effets secondaires, de polymédication ou d'interventions évitables. "Depuis les années 1980, l’intérêt rapidement croissant pour les 'non-maladies' entraîne d’importantes répercussions sur le budget global de la santé et sur celui de la Sécurité sociale, accuse l'auteur et médecin français. Et il oriente les programmes de recherche, le plus souvent financés par le marché qui s’intéresse principalement aux bien-portants, plus nombreux, donc plus rentables que les porteurs de 'vraies' maladies." Un constat que Fanny Dubois, Secrétaire générale de la Fédération des maisons médicales en Belgique, partage : "Dès qu’on entre dans une pharmacie, on est happé par une série de produits qui n’existaient pas avant, quand la médecine avait simplement pour but de soigner. On peut en effet penser qu’il y a, au sein des firmes pharmaceutiques, des cellules dédiées à pathologiser certains problèmes en vue de construire des molécules chimiques dédiées à la vente..."
Le terme "disease mongering" ou "façonnage de maladies" est apparu dans les années 90 pour désigner cette tendance de l'industrie pharmaceutique à définir de nouvelles "maladies" pour accroitre son marché. Des facteurs de risque comme l’hypercholestérolémie (facteur de risque dans les incidents cardiovasculaires) ou l’ostéoporose (facteur de risque pour les fractures) ont ainsi été étiquetées comme des pathologies à part entière, nécessitant une médication. La multiplication des "étiquettes diagnostiques" en psychiatrie interpelle également. "Nous nous d'abord sommes intéressés au façonnage de maladies à cause de la multiplication des entrées du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux-NDLR)", commente Marc Bouniton, médecin généraliste et membre du Groupe de recherche et d’action en santé (Gras), un mouvement de veille éthique constitué par des travailleurs de la santé en Belgique. Considéré comme la "bible de la psychiatrie", ce manuel n’a en effet cessé d’identifier de nouvelles "pathologies" au fil de ses éditions. Par exemple, ce qui a pu longtemps être considéré comme un trait de caractère – la timidité excessive – est devenu un trouble psychiatrique à présent connu sous le nom de "phobie sociale".
La fabrique de la dépression
En 2001, l’essayiste Philippe Pignarre analysait "la fabrique de la dépression" par l’industrie pharma. "Dans les années 50, à l’époque des asiles et de la camisole de force, les neuroleptiques ont été une vraie révolution, rappelle Luc Perino. Mais comme après les grandes conquêtes sur les maladies infectieuses – vaccins, antibiotiques –, l’industrie a capitalisé sur ces progrès considérables. C’est du marketing de base : si vous avez des succès à faire valoir, la clientèle reste captive." Quelques décennies plus tard, les anxiolytiques et les antidépresseurs font presque partie de la pharmacie de base ! Selon les dernières statistiques du SPF Santé Publique, en Belgique, 1 Belge sur 4 a pris au moins un psychotrope en 2022...
De là à affirmerque la dépression serait une étiquette collée par l'industrie pharma sur un état d'âme pour vendre des médicaments ? À la Fédération des maisons médicales, Fanny Dubois nuance : "J’observe deux cas extrêmes. Il y a des médecins qui refusent presque systématiquement de prescrire des antidépresseurs sous prétexte que l’on est aliéné par cette logique commerciale, alors que la situation de leurs patients le requiert. À l’inverse, d’autres prescripteurs y voient une solution facile, là où il faudrait d’abord agir sur d’autres facteurs." Les causes objectives de la dépression par exemple, comme la souffrance au travail, la précarité ou les violences conjugales. "À l’heure actuelle, les plus grands maux de notre société sont la santé mentale, le cancer et les troubles musculosquelettiques. Or, tous ces maux-là sont clairement liés à des déterminants non-médicaux", appuie Fanny Dubois.
Liens d’influence
Marc Bouniton, en tant que médecin membre du Gras, en appelle de son côté à une réflexion du corps médical sur l'influence exercée par l’industrie pharmaceutique. Les médecins reçoivent régulièrement la visite de délégués médicaux qui leur proposent parfois certains avantages (congrès à l’étranger, dîners, etc.). Fonctionnant sur un principe d'autorégulation, la banque de données Be Transparent recense les avantages reçus par les médecins, mais la plateforme reste malheureusement incomplète quant à la situation des membres des départements de recherche ou des unités hospitalières, regrette Marc Bouniton. Le médecin pointe aussi la nécessité de renforcer l'indépendance de l'information médicale donnée dans certaines formations. Avec le Gras, il travaille sur un projet de label de qualité pour aider les médecins à y voir plus clair à ce propos.
Mais le marketing de l'industrie pharmaceutique peut aussi s'exercer de manière plus subtile et indirecte via, notamment, les efforts qu'elle déploie pour influencer le traitement de l'information dans les médias ou sur les réseaux sociaux. "Souvent, c'est d'abord le patient qui nous influence en nous disant qu'il a vu ou lu telle chose dans les médias ou sur internet", confirme Marc Bouniton. Attention aux pouvoirs de la suggestion, peu importe à quel bout du stéthoscope on se trouve…
Médecine sans souffrance et souffrance sans médecine
Dans son essai, Luc Perino pose le constat d’une inversion étonnante de la pratique médicale au cours des dernières décennies. Alors qu’on est parfois directement soigné quand on n’éprouve pas de symptômes, un grand nombre de plaintes et souffrances, notamment d’origine psychique, restent a contrario sans diagnostic et sans traitement. On se retrouverait donc aujourd’hui face à "une médecine sans souffrance" et "une souffrance sans médecine".
L'auteur distingue plus précisément quatre situations dans la rencontre patient-médecin.
1) La situation idéale "où il existe une parfaite coïncidence entre les symptômes vécus par le patient et leur labellisation médicale". C’est le cas de l’angine, où la douleur pharyngée à la déglutition correspond à un signe clinique : la rougeur des amygdales.
2) Les "maladies non objectivables" : le patient ne va pas bien, il éprouve "un symptôme, une souffrance, une gêne, une fatigue ou tout type de trouble" pour lequel la médecine ne parvient pas à élaborer un diagnostic, du moins pendant un certain temps. C’est le cas de la fibromyalgie.
3) C’est le cas inverse du précédent : le patient ne se plaint de rien, mais la médecine lui "trouve" une maladie. C’est ce que l’auteur appelle les "objets non-maladies" : hypercholestérolémie, syndrome métabolique, ostéoporose... Une anomalie au niveau du poumon quand on avait un problème de dos par exemple. Ces découvertes conduisent elles-mêmes à de nouveaux examens, chronophages, coûteux, anxiogènes... débouchant à leur tour sur d’autres découvertes fortuites.
4) Enfin, les "hors-sujets sanitaires", qui désignent les demandes du patient qui excèdent les compétences médicales : esthétique, lutte contre le vieillissement...