Incapacité de travail
Elise Derroitte assure dorénavant la Vice-présidence de la MC aux côtés du Président Luc Van Gorp. Elle succède à Elisabeth Degryse, partie en politique (Les Engagés) et devenue ministre-présidente de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Entretien.
Publié le: 30 juillet 2024
Par: Joëlle Delvaux
7 min
Photo: Hatim Kaghat
Elise Derroitte est docteure en philosophie politique de l’UCLouvain. Après sept ans dans la recherche scientifique, elle a coordonné une association active dans la défense des droits culturels de participants en situation de vulnérabilité. Elle est entrée à la Mutualité St-Michel en 2018 pour coordonner des projets socioéducatifs à Bruxelles. Un an plus tard, elle est devenue directrice du service d’études de la MC, puis directrice politique.
Militante depuis l’adolescence, Elise Derroitte a été active dans de nombreuses organisations de défense des droits humains et collectifs d’artistes. Elle est membre du think tank Ines (Inclusion égalité solidarité) qui vulgarise les grands enjeux des politiques sociales.
En Marche : Vous occupiez jusqu'ici la fonction de directrice politique et études à la MC. En quoi consiste le travail du service d'études et quelle est son utilité?
Elise Derroitte : Avec une équipe de 20 chercheurs, nous sommes la seule mutualité à investir autant de moyens dans la recherche scientifique. Trois valeurs motivent la réalisation de nos études : une plus grande accessibilité aux soins, la promotion de la qualité des soins et l'efficacité du système de santé. Ces dernières années, nous avons beaucoup investi dans les questions liées aux inégalités de santé. Nous nous sommes intéressés à la santé des femmes, à l'accès aux soins pour les groupes vulnérables, à la santé mentale… L'incapacité de travail fait aussi partie de notre champ de recherche. C'est un domaine où l'on a à la fois très peu de connaissances et beaucoup d'a priori.
Nous avons tissé un vaste réseau de collaborations avec des universités, des organismes publics de recherche. Notre expertise est largement reconnue à l'extérieur. Nous sommes souventconsultés par les ministres et parlementaires, et nos recherches alimentent des législations.
EM : Comment les données de santé des affiliés sont-elles utilisées pour ces recherches?
ED : La réglementation relative à la protection des données nous autorise à utiliser les données de nos membres à des fins de recherche de manière très encadrée. L'extraction des données se fait exclusivement sur des grands échantillons pour éviter le risque d’identification. Par exemple, une étude peut pointer une surconsommation d'antidépresseurs dans une catégorie d’âge, mais ne permet pas pour autant d'identifier les patients concernés. Avec 4,6 millions de membres, notre base de données est gigantesque. Souvent, nous complétons nos analyses par des enquêtes auprès de nos membres. Le taux de réponse à nos courriers se situe entre 20 et 30 %, ce qui est bien plus élevé que le secteur scientifique ou académique. C'est un énorme gage de confiance. Nos membres prennent du temps pour répondre et donner leur avis. Ils témoignent d'expériences douloureuses parfois. Nous ne les remercierons jamais assez de contribuer à mieux connaître et améliorer le système.
E. Derroitte
EM : Notre pays est souvent cité en exemple pour l’accessibilité du système de soins. Est-ce vraiment le cas?
ED : Les soins de santé sont largement pris en charge par la sécurité sociale. Le conventionnement des prestataires de soins garantit une sécurité tarifaire aux patients. Beaucoup de pays nous envient ce système même s’il est loin d’être parfait. D’autres mécanismes, comme le tiers-payant, le statut BIM, le maximum à facturer, ont été mis en place pour lever les obstacles qui mènent au non-recours ou au report de soins. Mais il y a encore beaucoup à faire pour rendre nos soins de santé accessibles et équitables. Car l’accessibilité est bien plus que l’accessibilité financière. Par exemple, il faut trouver un prestataire disponible qui répondra à son problème de santé spécifique, pouvoir se libérer pour aller à un rendez-vous... Comme mutualités, c’est ici que nous faisons la différence. Nous représentons les patients et connaissons leurs besoins. Nous sommes les seuls à avoir une vision hélicoptère sur les enjeux et à pouvoir activer plein de leviers. Lors des négociations sur les honoraires avec les prestataires de soins notamment. Mais aussi dans notre assurance complémentaire. Lorsqu'on estime des besoins non rencontrés, on mutualise nos ressources pour proposer un service ou un avantage qui y réponde.
EM : L'accessibilité aux soins n'est-elle pas aussi mise à mal par la pénurie de soignants?
ED : Les délais d'attente parfois très longs pour avoir un rendez-vous chez un médecin spécialiste ou passer un examen médical préoccupent les patients. Ils peuvent avoir le sentiment que leur problème de santé n'est pas pris en compte et que la qualité des soins est menacée. Néanmoins, il faut parfois nuancer ce sentiment : toute intervention n’est pas urgente, une visite de contrôle régulière ne doit pas forcément être planifiée dans la semaine. Mais le patient n’est pas informé de la raison du délai de sa prise en charge. Il faudrait une transparence sur les délais d'attente à l'hôpital, comme aux Pays-Bas.
Quant à la pénurie de médecins et d'infirmières, on la voyait venir mais on n'a pas encore pris la mesure de la gravité, en particulier pour le personnel infirmier. Les solutions proposées — comme la délégation de tâches à du personnel moins qualifié — ne s'attaquent pas aux causes du problème. Ce que pointent les soignants, ce sont la perte de sens, la pénibilité, un manque de considération. Plus largement, tout le secteur du soin — essentiellement féminin — est en demande de reconnaissance. Le risque est réel que les soins informels retombent sur les proches et donc à nouveau sur les femmes.
EM : On remarque une sous-consommation de soins parmi les publics fragilisés. N'y a-t-il pas aussi d'autres barrières à lever?
ED : Absolument. Une dimension de l'accessibilité à ne pas négliger est l'acceptabilité des soins. Notre système de soins est complexe. Comment fonctionnent les remboursements ? Quel médecin spécialiste consulter ? Comment s'effectue tel examen ? Tout cela est compliqué mais plus encore lorsqu'on ne comprend pas bien la langue ou qu'on vient d’un pays où les soins sont organisés autrement. Le patient peut aussi avoir le sentiment de ne pas être écouté, d'être méprisé ou infantilisé.
Pour aider les personnes vulnérables à utiliser adéquatement le système de santé, les mutualités ont engagé des Community health workers. Ces agents de santé communautaires jouent un rôle de facilitateurs, de traducteurs. Ils accompagnent et aiguillent les personnes pour qu'elles bénéficient des soins adéquats. Ces médiateurs sont malheureusement trop peu nombreux sur le terrain.
EM : "Mieux vaut prévenir que guérir". Cet adage est bien connu. Comment envisagez-vous la prévention et comment la MC s'implique-t-elle sur le terrain?
ED : La prévention est trop souvent considérée comme une responsabilité individuelle. On se focalise sur les comportements et modes de vie sains mais sont-ils vraiment accessibles à tous ? Quelle est la part de responsabilité du système économique ? Et bien d'autres facteurs jouent sur la santé et le bien-être : un logement insalubre, un métier très lourd, un environnement pollué, le sentiment d'isolement…
À la MC et au sein de nos mouvements, nous accordons une grande importance à la promotion de la santé. Avec nos volontaires, nous organisons toutes sortes d'activités dans nos centres mutualistes de santé, dans les quartiers, les écoles, les maisons de repos... Activités sportives, animations santé, journées familiales, ateliers... La dimension collective est toujours présente dans nos actions. Car nous en sommes convaincus : les liens sociaux représentent un levier important pour une vie de qualité et une bonne santé.
"Je suis particulièrement sensible à la question des inégalités de genre en santé, confie Elise Derroitte. De nombreux obstacles empêchent les femmes d’accéder à des soins appropriés et de qualité. Et ils ne sont pas que financiers. Les stéréotypes liés au genre influencent la façon dont les professionnels de la santé dépistent et prennent en charge certains problèmes chez les femmes. L’exemple le plus frappant concerne la douleur. À partir des mêmes symptômes, les hommes se voient plus fréquemment prescrire des antidouleurs et les femmes des anxiolytiques. Par ailleurs, des maladies féminines comme l’endométriose (qui provoque des douleurs aiguës et des règles irrégulières, entre autres) restent mal diagnostiquées ".
L'ampleur des problèmes de santé mentale chez les femmes inquiète particulièrement Elise Derroitte. "On mesure mal ce qu'on ne cherche pas. À l'origine de ces problèmes, il y a souvent des traumatismes graves (violences, discriminations, abus…) non pris en charge ou pas correctement. Par ailleurs, énormément d’inégalités vulnérabilisent les femmes. La charge mentale assumée au quotidien et la répartition inégalitaire des tâches ou des revenus pèsent lourdement sur leur santé", s'émeut-elle.