Incapacité de travail
Tous les jeunes ne sont pas nés avec un smartphone ou un ordinateur en main ! Un tiers d’entre eux en Belgique sont même considérés "vulnérables numériquement", selon le dernier baromètre de l'inclusion numérique mené par la Fondation Roi Baudouin. Résultat : les droits et le bien-être de ces jeunes sont en péril. Explications.
Publié le: 03 octobre 2022
Par: Soraya Soussi
8 min
Photographie: (c)AdobeStock
Aujourd’hui rédiger un devoir, suivre des cours, compléter son journal de classe, s'inscrire dans une école supérieure ou à l'université, rechercher un emploi passent de plus en plus, si pas exclusivement, par le numérique. Sans le matériel, les compétences ou les ressources nécessaires, beaucoup de jeunes se retrouvent dans l’impossibilité d'accéder à des droits fondamentaux comme l’éducation, par exemple. En Belgique, 94% des jeunes entre 12 et 18 ans possèdent un téléphone intelligent (smartphone) (1). Mais d'après les données du dernier baromètre sur la fracture numérique de la Fondation Roi Baudouin (FRB), ils sont 33% entre 16 et 24 ans à posséder un faible niveau de compétences numériques (2). Un tiers des jeunes en Belgique sont donc concernés par l'illectronisme (voir ci-dessous). La digitalisation fulgurante de nos sociétés provoque un mauvais départ dans la vie pour une partie des nouvelles générations.
"En général, j'utilise plutôt Instagram et Twitter pour m'informer et YouTube pour regarder des vidéos ou des séries", répond Ayoub lorsqu'on lui demande quel usage il fait de son smartphone. Une réponse, a priori, sans surprise de la part d'un jeune de 15 ans, pour qui l'usage du smartphone est presque inné. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le numérique n’a aucun secret pour lui. Comme de nombreux élèves en Belgique, Ayoub a dû suivre ses cours à distance sur un ordinateur portable durant la pandémie. N'ayant pas les moyens de s'en procurer un, son école lui en a prêté pour "une durée à long terme". Encore fallait-il apprivoiser ce nouvel engin. Si Ayoub manipule son smartphone sans problème, maîtriser un ordinateur est une autre paire de manches.
L'école a repris en présentiel pour Ayoub mais beaucoup de choses ont changé. Par exemple,de plus en plus de devoirs et de travaux se font sur un ordinateur. "Ce qui est le plus compliqué pour moi, avoue l'adolescent, c'est d'utiliser 'Word' pour écrire un document. J'ai encore du mal avec ce programme." Or, aucun cours d'informatique n'est prévu dans l'établissement scolaire. "On doit se débrouiller pour utiliser les programmes", déplore-t-il. Même chose pour Natalia,18 ans, qui rencontrait d'importantes difficultés à manipuler l'ordinateur et les programmes comme Word. "Sans ma formation chez TADA – un réseau d'apprentissage bilingue (FR-NL) qui fait se rencontrer des entreprises et des jeunes issus de milieux sociaux vulnérables –, j'aurais vraiment eu du mal à réussir certains cours", admet-elle.
À la sortie des secondaires, de nombreux jeunes souhaitent suivre des études dans une école supérieure ou à l'université. Le coût de l’inscription peut être élevé. Il est alors possible de faire une demande de bourse mais là encore, l'accès à ce droit se heurte aux compétences numériques du futur étudiant. "Le processus de demande de bourse d'études est assez complexe. Je connais des personnes qui n’ont pas réussi à faire une demande en ligne et ont donc abandonné l’idée de faire des études !", rapporte Ismaël, gestionnaire de projets numériques ausein de l'asbl bruxelloise "La Scientothèque" qui promeut l’égalité des chances par les sciences.
Si les 16-24 ans sont la génération la plus connectée, voir multi-connectée (utilisation de plusieurs supports numériques), tous les jeunes ne sont pas égaux face au numérique (2). Le baromètre de la Fondation Roi Baudouin observe une augmentation des familles qui se sont équipées d'un ordinateur portable durant la pandémie. Mais lorsqu'on analyse en détails le profil de ces familles, il s'agit majoritairement des personnes aux revenus et aux diplômes les plus élevés. Ce sont donc ces familles qui jouissent davantage des atouts des services numérisés. A contrario, "les jeunes qui ont un niveau de diplôme du secondaire inférieur et dont le niveau socio-économique est plus faible, sont 10 fois plus nombreux à n'utiliser que le smartphone, ce qui limite leurs usages dans le cadre de l'école, de recherches d'emploi, etc.", précise Laura Faure, chercheuse à l'UCLouvain et l'une des auteures du dernier baromètre de la FRB.
Pour Ismaël, on ne valorise pas assez les ressources numériques déjà existantes auprès des jeunes :"Les arts numériques, notamment à travers le dessin 3D ou les jeux vidéo, pourraient être davantage développés dans les écoles afin de leur donner envie de s’intéresser aux diverses compétences qu’offrent le numérique et cultiver l’estime d’eux-mêmes !" La plupart des acteurs de terrain et des chercheurs rejoignent cette idée. Endiguer le phénomène de la fracture numérique chez les jeunes passe, entre autres, par un apprentissage des compétences numériques à l'école qui doit, elle-même, avoir les moyens (ressources humaines, accompagnements des professionnels, matériel) des ambitions de nos sociétés digitalisées.
Laura Faure
La logique de la digitalisation veut améliorer les services, les rendre rapides et efficaces. "Pour environ 50 à 60% de la population, la digitalisation rencontre ses objectifs. Mais quand les gens ne savent pas effectuer une action numérique (encoder des données, remplir un formulaire en ligne, etc.), soit ils abandonnent et n'exercent pas leurs droits ; soit ils vont voir un proche ou des travailleurs sociaux de première ligne (maison de jeunes, de quartier, mouvement de jeunesse, un proche etc.), interpelle Quentin Martens, coordinateur de projets, notamment sur la fracture numérique à la Fondation Roi Baudouin. Dans ce cas-ci, le rapport au numérique est de, grossièrement, 80% de contact humain et 20% lié à l'outil numérique. Il y a un vrai travail de mise en confiance à réaliser. Il y a parfois de la gêne, de la honte, il faut aider la personne à travailler sur son estime de soi."
La fracture numérique se creuse d’autant plus vite que le rythme des évolutions numériques s’accélère, prévient Laura Faure. "Un programme qui fonctionnait d'une telle façon il y a cinq ans, ne fonctionne plus de la même façon aujourd'hui. Le digitalévolue rapidement et encore plus depuis la pandémie. C'est une série d'acquis numériques que les gens doivent désapprendre et réapprendre pour les comprendre aussi. Et cela concerne tout le monde. Quel que soit l'âge ou la classe sociale", ajoute la chercheuse. C'est pourquoi les chercheuses et les travailleurs sociaux insistent sur la nécessité de garder, en complément aux services digitaux, des services hors ligne (contacts humains, téléphone...) qui soient de même qualité et d'efficacité que ceux disponibles en ligne. Informer les personnes sur l'existence des services d'accompagnement et d'aide au numérique doit également être développé. "C'est essentiel de garder ces alternatives pour permettre aux personnes les plus vulnérables numériquement d'accéder à leurs droits."
L'illectronisme s'inscrit directement dans le cadre de la fracture numérique qui se situe à trois niveaux que définit Quentin Martens, de la Fondation Roi Baudouin :