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Si l’actualité liée à la crise climatique a de quoi rendre morose, elle peut parfois devenir la source d’une angoisse profonde. Groupes de parole et engagement collectif peuvent aider à trouver la voie de la résilience.
Publié le: 29 septembre 2022
Par: Sandrine Warsztacki
8 min
En juillet 2021, les inondations frappent la Belgique. Emmeline est seule dans le magasin familial à Wavre, quand l’eau engloutit le rez-de-chaussée sur une hauteur d'un mètre. "Cette nuit-là, il y a une forme d’insouciance qui a disparu de ma vie. Je me suis toujours informée sur les changements climatiques, mais cela me semblait lointain. En vivre les conséquences concrètes a été une claque énorme." Un traumatisme ravivé par la météo caniculaire de l'été 2022. Mi-août, un incendie se déclare en bordure d’autoroute près de Wavre: "Quand j’ai vu les hélicoptères, je me suis sentie terriblement triste. Je pense que vivre une trajectoire classique comme les générations précédentes - trouver un emploi stable, acheter une maison, faire des enfants, voyager en avion - ce ne sera plus possible dans le monde qui arrive. C’est un deuil à faire."
Laelia Benoit, pédopsychiatre
En Belgique, une personne sur dix se déclare fortement impactée psychologiquement par l’urgence climatique, au point d’éprouver des troubles du sommeil ou des états dépressifs. Un poids souvent plus lourd à porter quand on a 20 ans et un avenir à construire. Selon une enquête menée dans 10 pays à travers le monde, 45 % des jeunes de 16 à 24 ans affirment que l’anxiété climatique affecte négativement leur quotidien.
Contrairement aux idées reçues qui associent parfois l’écologie à une préoccupation de "bobos", les études montrent que les populations vulnérables – personnes à faibles revenus, minorités ethniques, habitants des pays pauvres, femmes – se montrent plus préoccupées. "À juste titre, car ces populations savent qu'elles seront les premières laissées pour compte", commente la pédopsychiatre Laelia Benoit au micro de "Chaleur humaine", nouveau podcast édité par le journal Le Monde.
Ce qui suscite l’angoisse, précise la pédopsy, ce n’est pas tant le changement climatique lui-même que la faiblesse des réponses qui y sont apportées: "Certains ados expriment un sentiment d’irréalité. Ils se sentent comme dans un de ces films dystopiques dont le personnage principal serait le seul lucide au milieu d’une société prise dans une illusion. La déréalisation est un mécanisme de défense face à la violence qui est bien connu en psychologie. Quand des jeunes nous disent qu'ils doivent se déconnecter de la réalité pour supporter l’absurdité du quotidien, cela en dit long sur la violence de l’inaction climatique."
S’inquiéter pour son avenir et celui de la planète est tout sauf une pathologie, que l’on pourrait par conséquent traiter avec des pilules et une thérapie sur mesure. C’est, au contraire, une réaction plutôt saine et lucide, soulignent les psychologues qui travaillent sur ces questions. "Ce n’est pas l’éco-anxiété qu’il faut soigner, mais l’état de la planète", rappelle à juste titre Laelia Benoit !
Cette inquiétude légitime peut toutefois être ressentie comme une souffrance psychique et physique. "Quand l’angoisse présente une forte intensité, qu’elle s’installe dans la durée et a des répercussions sur la vie quotidienne, on peut estimer qu’on est dans une situation problématique qui peut nécessiter une prise en charge, commente Maryam Bastan, psychiatre responsable de la clinique du stress au CHU Brugmann. Toutes les techniques classiques de gestion des émotions sont pertinentes. On favorisera les approches psychocorporelles, comme la méditation. Les conseils de bien-être général peuvent aussi aider à réduire le stress : pratiquer une activité sportive, respecter ses heures de sommeil, manger équilibré."
L’éco-anxiété se définit comme une peur chronique des impacts liés aux changements climatiques. Mais sous l’étendard de l’angoisse, se mêle une palette de sentiments plus complexe. "C’est un véritable tsunami : déception, désespoir, colère, dégoût… On a envie de crier, de pleurer. Mais notre société, avec ses injonctions au bien-être, laisse peu de place pour exprimer ses états d’âme", regrette Emmeline. Martine Capron est thérapeute, spécialisée dans l’accompagnement des personnes éco-anxieuses et, pour la petite anecdote, compagne du climatologue Jean-Pascal Van Ypersele. Les émotions, rappelle-t-elle, sont avant tout des signaux d’alerte pour nous faire réagir. "Ce sont des phénomènes naturels que l’on ne peut pas empêcher. Les émotions nous parlent de nos besoins : besoin de justice, de sécurité… Il faut tenter de comprendre ce qu'elles racontent pour ne pas se laisser envahir, et retrouver sa capacité d’action."
La fonte des glaciers, la disparition d'espèces, ou parfois un simple changement dans un paysage proche, peuvent être la source d’une profonde tristesse. Les dégâts infligés à la nature peuvent également provoquer de la colère. "Celle-là, c'est une émotion que j’aime bien, commente la thérapeute, car quand on la canalise, elle nous donne de l’énergie pour agir." Souvent, sentiments de culpabilité et d'impuissance sont aussi de la partie. "La culpabilité n’est pas un sentiment, mais un jugement dont on peut sortir en posant des choix dont on accepte d’assumer les conséquences et en se posant les bonnes questions, poursuit Martine Capron. De quoi je me sens coupable? Que puis-je faire pour agir? De quoi ai-je besoin pour y arriver ? Quelles sont mes talents et mes limites?" Identifier ses valeurs pour être plus en phase avec sa vision du monde est un travail important à accomplir pour diminuer l’angoisse, confirme la psychiatre Maryam Bastan : "Il convient d'être patient avec soi et avec les autres afin de pouvoir mettre en place des changements réalistes et durables de notre mode de vie. Donc il faut se donner du temps et ne pas hésiter à se faire accompagner si nécessaire."
Laure Noualhat – alias Bridget Kyoto sur YouTube –, a couvert les questions environnementales pour Libération pendant une quinzaine d'années. En 2020, la journaliste française publie "Comment rester écolo sans finir dépressif" aux éditions Tana. L’auteure y conte ses rencontres avec des militants, des experts, ou de simples citoyens, atteints comme elle par l'éco-dépression, mais qui sont parvenus à remonter la pente et retrouver une forme de confiance dans l'avenir. Certains ont fait le choix d’une vie plus sobre, plus proche de la nature ou plus spirituelle. D’autres ont retrouvé leur enthousiasme en participant à des initiatives citoyennes ou militantes. "L’action porte en elle une puissance créatrice qui oblige à emprunter un juste chemin pour soi. Agir à un effet libérateur : les personnes s’alignent avec leurs valeurs, ils ne sont plus seulement propriétaires, ils deviennent créateurs de leur existence", commente la journaliste.
Plonger les mains dans la terre d'un potager collectif ou dans le cambouis d'un Repair Café, s'inscrire dans un réseau de transition ou un mouvement de jeunesse, participer à un atelier de désobéissance civile… Tous le constatent, refaire le monde avec d'autres remet du baume au cœur. "C'est important de ne pas rester seul. Ensemble, on peut mettre nos talents et notre énergie en commun. On se sent soutenu et plus fort", souligne Martine Capron.
Récemment, Emmeline a participé à un groupe de paroles destiné aux jeunes dans sa situation. "J'étais déjà suivie par un psychologue, mais me rendre compte que je ne suis pas la seule à vivre cela, ça m'a fait énormément de bien." Que ce soit par crainte de passer pour l'éco-rabat-joie de service, ou par lassitude de s'entendre opposer des discours rassurants, beaucoup de jeunes n'osent pas s'exprimer, regrette Sébastien Maréchal, coach et co-fondateur de cette initiative. "Les cercles de paroles leur permettent de sortir de l’isolement, de ne plus se sentir anormaux parce qu'ils sont sensibles à l’état du monde. C’est aussi l’occasion de se rendre compte qu’ils peuvent agir ensemble et retrouver du pouvoir sur les choses."
Depuis les inondations, la vie d'Emmeline a changé. Elle a drastiquement réduit sa consommation de viande et remisé sa voiture au garage. À peine lancée dans la vie active, elle a aussi choisi de se réorienter en reprenant des études dans le domaine de la communication. Histoire de faire passer le message. "Je m’engage du mieux que je peux, au niveau individuel et collectif. Je pense que la peur ne disparaîtra jamais, mais cela m’aide à réduire l’angoisse. Avant, je me levais le matin en me disant que cela n’en valait même plus la peine, que tout était foutu. C’est très violent ! Aujourd’hui, je me lève et j’ai encore de l’espoir."