Incapacité de travail
Cultiver son mieux-être, comme on cultive la terre. Partager et faire se rencontrer les mondes de la santé mentale et de l'agriculture. C'est le projet d'agriculture sociale que développe Nos oignons d'Entre mots dans le Brabant wallon. Reportage.
Publié le: 21 janvier 2023
Par: Soraya Soussi
7 min
Accroupis sur la bâche, un genou au sol et une truelle à la main, Mathieu et Dorothée préparent une parcelle de terrain pour y planter des légumes. Chacun sa ligne. Ils piquent la bâche quadrillée avec la pointe de l'outil, y creusent un trou et posent les plants. Les gestes sont synchrones. "Après 10 ans de suivi pour développer mon autonomie, je voulais travailler. Mon psychiatre m'a proposé de participer à un projet d'agriculture sociale", raconte Mathieu, atteint de schizophrénie. Cela fait deux ans que tous les mardis, Dorothée, maraichère et propriétaire du champ Vert Seucha, situé dans la commune de Wavre, accueille Mathieu dans le cadre du projet Nos oignons d’Entre mots, une initiative née de la rencontre de deux associations : Nos oignons (active dans l'agriculture durable et sociale) et Entre mots (ASBL de la clinique Saint-Pierre à Ottignies).
Depuis 2018, le projet d’agriculture sociale développé au sein du service de santé mentale d’Ottignies met en lien des patients, des jeunes, ou des personnes extérieures désireuses de travailler la terre avec des agriculteurs ou des maraichers. Chaque semaine, les professionnels du monde agricole accueillent des participants afin de partager leur quotidien : maraichage bio, soins aux animaux, production en fromagerie, fabrication et entretien d’outils, participation aux ensilages, vêlages... "Cette collaboration se construit au cas par cas, en fonction des besoins de la personne et des réalités de l'agriculteur qui l’accueille", précise Amélie Meyers, chargée de projet pour Nos oignons d'Entre mots.
"L'idée n'est pas de faire de la ferme une extension de l'hôpital pour prodiguer des soins, précise son collègue Benoit Cession. Quand un agriculteur nous dit : 'Moi, je ne suis pas son psychologue donc je lui cause de cette façon', ce sont des attitudes que l'on soutient, en s'assurant de garder un cadre respectueux des personnes évidemment. Mais ce lien a toute sa for ce dans la reconstruction de soi. C'est, d'ailleurs, parfois cette franchise que les participants vont chercher."
Couverte de terre, Dorothée continue de creuser avec entrain des trous, déterre les vers, plante les jeunes légumes. Quelques fourmis grouillent encore sur sa casquette grise lorsqu'elle se relève pour faire une pause. Ex-professeure d'histoire, la quadragénaire s'est reconvertie dans le maraichage par intérêt pour l’alimentation. Mère de trois enfants, elle assure en grande partie avec son mari le travail et l'entretien des 50 ares situés au milieu du chemin de Seucha. Le terrain accueille une biodiversité importante grâce à la trentaine de légumes cultivés, la présence d'aromatiques vivaces, de fleurs compagnes (qui favorisent le développement des plan tes qui les accompagnent) et des zones tondues. Une haie très variée entoure la parcelle afin de couper le vent et d'accueillir oiseaux et pollinisateurs.
Malgré sa jeune expérience dans le maraichage, Dorothée a brillamment réussi sa reconversion. "Il ne faut pas se dire qu'on n'a pas la main verte, cultiver, organiser ses parcelles, ses serres, ça s'apprend", encourage l'ancienne enseignante. Le ton est ferme mais bienveillant. Et cela convient à Mathieu, qui se dit très méticuleux : "Je ne m'y connaissais pas du tout mais avec Dorothée, j'apprends rapidement. J'ai même proposé à ma mère et son amie de construire un potager dans leurs jardins. Cela rend service et je me sens utile." Et d'ajouter : "Travailler la terre, c'est comme prendre un café le matin. Ça vous booste pour votre journée. Semaine après semaine, vous sentez que vous évoluez. J'ai le sentiment de reconstruire mon environnement, d'organiser mes activités, c'est un travail sur soi. La nature me donne un rythme. Même si c'est fatiguant, elle m'élève et s’élève à mesure que je prends soin d'elle", décrit-il poétiquement.
Pascal Coppens fait partie des 864 personnes à avoir vu le bolide vert qui a traversé en mars dernier le ciel européen. Il en est plutôt fier mais, s'il a pu voir la météorite, c'est parce qu'à 23h il soignait l'une de ses vaches, tombée malade. Il y a quelques années, l'homme a repris l’exploitation familiale, la Ferme du Try à Sart-Dames-Avelines (Villers-la-Ville), où il pratique de l'élevage, de la culture et fabrique du beurre. Dans la cour, une trentaine de volailles (poules, poussins, coqs, dindons…) courent, gloussent, picorent partout. Rosie, une truie à la taille impressionnante, est affalée contre la mangeoire. Depuis leur étable, de jeunes vaches l'observent en ruminant. "C'est une vieille et petite ferme, non industrialisée et bio, précise Pascal. Pour moi, c'est important que les animaux vivent en liberté. Ça fait un peu désordre mais au moins, c'est vivant. Mes bêtes sont sensibles, comme tous les animaux. Il est hors de question de les enfermer", se démarque-t-il.
La philosophie de Pascal colle parfaitement au projet d'agriculture sociale mais Benoit Cession, de Nos oignons d'Entre mots, nuance : "Nous ne travaillons pas seulement avec des agriculteurs bio. Le projet est ouvert à tous les professionnels désireux d'accueillir." Amélie Meyers et Benoit Cession démarchent sur le terrain, effectuent du porte-à-porte dans les fermes pour développer leur réseau. "Même si nous avons créé des liens avec le monde agricole, il subsiste parfois des craintes liées à des stéréotypes autour de la santé mentale. Ils nous disent parfois : 'C'est bien ton projet, mais qui vas-tu m'amener ? Il n'est pas dangereux ? Qu'est-ce qu'il a comme maladie ?' Nous accompagnons donc en amont et durant les premières semaines une fois que l'activité est lancée."
Pour Pascal, l'expérience est un succès : "Je travaille seul et croyez-moi, le métier est très difficile. C'est agréable d'avoir quelqu'un avec qui discuter. J’aime bien mes bêtes mais on est quand même fort isolé." Pensif, le fermier poursuit : "Ici, il se passe toujours des choses. À la ferme, on peut assister à une naissance. C'est vraiment beau. Mais les bêtes meurent aussi. C’est comme ça. C'est la vie. Ça aide à voir les choses autrement quand on est mal, je crois."
Quant à la question de profiter d’une main d’oeuvre gratuite, Pascal recadre directement : "Même si je délègue des tâches de mon quotidien et que cela m’aide un peu, question rentabilité, c'est une autre paire de manches. On ne participe pas à ce projet pour gagner de l’argent."
Finalement, l’agriculture sociale développe le bien-être à la fois des participants mais plus surprenant, celui aussi des accueillants : "Mathieu est très fiable et volontaire. Sa motivation et nos discussions me font du bien. Vous savez, j'attends le mardi avec impatience car je sais que ce jour-là, Mathieu vient travailler avec moi", confie Dorothée.
Davantage développée en Flandre, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, l'agriculture sociale fait son chemin en Région wallonne. Le Plan wallon de développement rural prévoit notamment "l'intégration d'une dimension sociale et thérapeutique" dans le domaine agricole (1). Il existe en Wallonie près de 192 lieux d'accueil (2). Certains sont individuels, d’autres collectifs. Si un socle commun rassemble les projets d’agriculture sociale, chacun les construits en fonction de sa situation géographique, de ses activités et de ses publics. Dans un avenir proche, les travailleurs des projets d’agriculture sociale souhaitent qu'elle soit intégrée de manière structurelle au niveau de la Région. Cela peut se concrétiser par la création d’une plateforme pour regrouper les projets et faciliter leur création, par exemple. Ou encore, obtenir une reconnaissance de l’agriculture sociale comme un "soin vert", financé par le système de santé.
(1) "Wallonie – Plan wallon de développement rural (PwDR 2014-2020) Guide de l’opérateur de projet sous la Mesure 16.9 – Diversification des activités agricoles et forestières dans le domaine de la santé", Aviq
(2) agriculturesociale.be
Atteint de schizophrénie, Mathieu souhaitait retrouver son autonomie. C'est en participant au projet d'agriculture sociale développé par le centre de santé mentale Entre-mots, à Ottignies, qu'il y arrive, recréé des liens sociaux et explore les bienfaits du contact de la terre et la nature.