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Depuis leur pays d’origine jusque sur le sol européen, les personnes exilées rencontrent la violence aux différentes étapes de leur parcours. Des services de santé mentale spécialisés, comme Ulysse, tentent de leur apporter le soutien dont elles ont besoin.
Publié le: 18 septembre 2025
Par: Valentine De Muylder
8 min
"Tu fuis parce que tu as peur. Dans les pays arabes, on te torture. Et ici, on te torture encore", raconte Pascal, encore sous le choc. Originaire d’Afrique de l’Ouest, il vit en Belgique depuis plusieurs années et vient de passer une semaine en centre fermé. Un séjour au cours duquel il dit avoir perdu tous ses repères. Dans la salle communautaire du service de santé mentale Ulysse, la dizaine de personnes présentes l’écoute attentivement. Parmi eux, Daho se remémore avec la même incrédulité son arrivée sur le sol européen : "La première fois qu’on m’a menotté, à Las Palmas, en Espagne, j’ai eu des larmes dans les yeux. J’étais troublé. La peur s’est installée en moi".
Les circonstances qui ont poussé ses patients à prendre la route sont souvent très violentes, confirme Cihan Gunes, psychologue clinicienne chez Ulysse : "On est vraiment face à des événements ou des craintes à caractère extraordinaire : guerres, détentions, tortures, sévices, menaces… On ne le dit jamais assez : fuir n’est pas une décision prise à la légère. Il y a toujours une nécessité". Mais les traumatismes de l’exil ne sont pas toujours ceux que l’on croit, précise-t-elle : "Ce n’est pas tant le déplacement en lui-même, mais les conditions dans lesquelles il s’opère et les conditions d’accueil qui vont être déterminantes en termes de santé mentale".
Cihan Gunes, psychologue clinicienne (SSM Ulysse)
Les trajectoires d’exil sont elles aussi "infiniment violentes", ajoute-t-elle : "Cela ne concerne pas que la traversée du désert ou de la Méditerranée. On entend beaucoup parler de traitements inhumains et dégradants commis sur le territoire européen, en Grèce notamment, par des forces de l’ordre ou des milices organisées. Cela apparait très fort dans les propos de nos patients, dans les images qui les poursuivent". Les violences sexuelles sont fréquentes : "Pratiquement tous les hommes que j’ai suivis et qui étaient passés par les camps en Lybie ont été victimes de sévices sexuels. Quant aux femmes, aujourd’hui, plus de la moitié de celles que je reçois ont subi des violences en Belgique. C’est lié aux conditions d’accueil : le fait d’être maintenues dans une grande précarité les expose beaucoup plus à l’exploitation et aux violences".
"On retrouve chez les personnes exilées les mêmes besoins que dans le reste de la population", poursuit la psychologue, mais ce cumul d’épreuves, directes ou indirectes, fait que nombre d’entre elles présentent des difficultés post-traumatiques. Ces dernières peuvent se manifester par différents signes cliniques, comme des reviviscences ("un bruit, un mot, une lumière peut réactiver le souvenir"), un état de qui-vive permanent… Mais aussi des troubles associés : troubles du sommeil, du comportement alimentaire, de la mémoire, ou encore troubles spatio-temporels (la personne se perd, arrive sans cesse en retard…). "Les capacités cognitives sont impactées, de sorte que toute une série de difficultés viennent s’ajouter aux autres, au quotidien".
"On retrouve chez les personnes exilées les mêmes besoins que dans le reste de la population", poursuit la psychologue, mais ce cumul d’épreuves, directes ou indirectes, fait que nombre d’entre elles présentent des difficultés post-traumatiques. Ces dernières peuvent se manifester par différents signes cliniques, comme des reviviscences ("un bruit, un mot, une lumière peut réactiver le souvenir"), un état de qui-vive permanent… Mais aussi des troubles associés : troubles du sommeil, du comportement alimentaire, de la mémoire, ou encore troubles spatio-temporels (la personne se perd, arrive sans cesse en retard…). "Les capacités cognitives sont impactées, de sorte que toute une série de difficultés viennent s’ajouter aux autres, au quotidien".
Lorsqu’elles passent la porte de la maison bruxelloise qui abrite le service Ulysse, un suivi individuel est d’abord mis en place, sous la forme de rencontres régulières avec un thérapeute, éventuellement accompagné d’un interprète. Très vite, des activités communautaires (Espace Jeunes, Jardin de Femmes, Café Culture…) sont également proposées, en complément de la thérapie. "Le groupe permet de restaurer un lien pacifié à l’autre pour des personnes qui ont été en danger, observe Cihan Gunes. Il leur apporte un sentiment de dignité, de sécurité et d’appartenance".
Daho, un participant du 'Groupe Journal'
Parmi ces activités collectives figure le "Groupe Journal", qui réunit ses participants autour de la création d’un magazine bisannuel intitulé Papyrus à l’horizon. C’est à ce groupe qu’appartiennent Pascal, Daho et les autres personnes rassemblées autour de la table cet après-midi. Leurs réunions, qui se tiennent toutes les deux semaines, sont l’occasion de débattre librement de sujets de société, mais aussi de sortir de l’isolement et de transmettre. "Entre quatre murs, on passe son temps à réfléchir, témoigne Daho. Ici, c’est un plaisir de rencontrer des camarades". Et Pascal d’ajouter : "J’étais découragé, aujourd’hui je me retrouve". (Se) (re)trouver. Ce verbe revient spontanément chez les participants lorsqu’ils parlent du groupe : "La solitude, ça te transforme. Tu te regardes dans le miroir sans plus te retrouver" ; "J’écrivais déjà au pays. J’avais besoin de retrouver mes repères" ; "Si je n’avais pas trouvé Ulysse, je ne serais peut-être pas là aujourd’hui".
"Avant tout, ces espaces communautaires représentent pour nous la possibilité de nous exprimer. Sans la pression de se raconter de la procédure d’asile, sans le forçage de la parole qui est comme une torture. Combien de fois on n’entend pas les référents des groupes nous dire : 'Tu n’es pas obligé. Si vous voulez. A votre aise. Pas de pression' ? Vous, les travailleurs, vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ça représente pour nous, cette liberté que vous nous donnez : de venir, ou de ne pas venir… de parler, ou de ne pas parler… de nous exprimer quand et comme on veut, sur les choses qui nous tiennent à cœur".
Extrait de "L’importance des espaces communautaires dans un lieu de soin", Ibrahim et Nadia, Papyrus à l’Horizon n°23, juin 2024.
Ces effets de la solidarité et cette force qui permet de se relever malgré les épreuves, Cihan Gunes et ses collègues en sont également témoins. Eux aussi ressentent d’ailleurs le besoin de se relier. C’est ainsi que le Réseau Santé mentale en exil a vu le jour, pour permettre aux acteurs de l’accompagnement des personnes exilées en souffrance psychologique d’améliorer leur accès aux soins. "Réfléchir ensemble nous permet d’avancer, en partageant les informations et bonnes pratiques", commente la psychologue, qui est également la coordinatrice du réseau.
Elle confie son inquiétude face à des procédures d’accès aux soins complexes, un climat de "suspicion généralisée" et un accueil qui "n’arrête pas de se dégrader et d’être instrumentalisé politiquement". Avec pour conséquence une augmentation des souffrances psychologiques – par exemple chez les demandeurs d’asile contraints de vivre à la rue – et un épuisement du secteur, qui peine à faire face à la demande : "On est arrivé à un tel degré de violence et de complexité qu’on ne sait plus soigner les gens qui ont vécu des choses extrêmement difficiles. En tant que soignante, j’ai besoin de dire : attention, ce qui se passe est grave, on va chercher les gens dans les trains, dans les bus, à leur domicile, on les enferme… Il n’y a rien qui justifie ces dispositifs". Et de rappeler qu’en 2023, selon le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies, les demandeurs d’asile ne représentaient que 0,3% de la population en Belgique (source : UNHCR).
Quel accès aux soins ?
En Belgique, l’accès aux soins de santé mentale pour les personnes exilées diffère en fonction de leur statut de séjour. Celles qui ont introduit une demande d’asile peuvent bénéficier d’une prise en charge financière de leurs soins de santé par le biais de Fedasil, l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile. En pratique, pour chaque consultation psychologique, elles doivent entreprendre des démarches auprès de leur lieu d’accueil afin d’obtenir un document appelé "réquisitoire". Ces démarches peuvent s’avérer fastidieuses tant pour les patients que pour les travailleurs, signale Cihan Gunes, qui regrette cette lourdeur administrative. Et précise que la situation est plus compliquée encore pour les demandeurs d’asile contraints de vivre à la rue, dont la santé se dégrade rapidement et pour qui le système est digitalisé.
Quant aux personnes sans titre de séjour, elles ont droit à l’aide médicale urgente, qui relève de la compétence des CPAS. Leurs pratiques varient fortement d’une commune et d’un professionnel à l’autre, relève encore la coordinatrice du Réseau Santé mentale en exil, qui plaide pour une simplification du système : "Cette logique d’entrave à l’accès aux soins fait perdre de l’énergie et du temps à tout le monde, et est coûteuse en termes de santé publique car c’est dans l’intérêt de la collectivité que tout le monde soit en bonne santé. Or comme toutes les populations les plus précarisées, les personnes exilées vont avoir tendance à ne plus se soigner".
Pour plus d'infos sur le service de santé mentale (SSM) Ulysse et sur le Réseau Santé mentale en exil : ulysse-ssm.be