Incapacité de travail
Si l'intelligence artificielle semble au cœur de toutes les discussions, elle reste un concept nébuleux. De quoi parle-t-on et quelles sont les applications dans la santé?
Publié le: 18 décembre 2023
Par: Barbara Delbrouck
7 min
Photo : © Adobe Stock - Aide au diagnostic, prédiction de l'apparition d'une maladie, soutien administratif... Les potentiels d'application sont nombreux.
Françoise, dermatologue, utilise depuis peu une application qui lui permet – avec l’accord du patient - d'enregistrer ses consultations. À la fin de l'entretien, l'application, qui a tout retranscrit, va automatiquement préparer un projet de compte-rendu résumant les points clefs évoqués, avec une efficacité remarquable : motif de la visite, antécédents médicaux, traitements en cours, examen physique, évaluation et recommandations faites au patient, prescription, prochain RV… Il peut aussi préparer un projet de mail de suivi pour le médecin traitant, ainsi qu'au patient. "C'est incroyable !, se réjouit la médecin, qui va gagner du temps et améliorer le suivi de ses consultations. Je relis toujours, mais c’est vraiment une bonne base. Les patients à qui j’ai envoyé le compte-rendu simplifié sont aussi très contents."
Selon le baromètre de l’intelligence artificielle (iA) en santé, qui a mené des enquêtes dans les hôpitaux belges et auprès des généralistes, une grande majorité des médecins sont intéressés par son potentiel pour faciliter leur travail et améliorer la qualité des soins aux patients. Si l'iA peut aider à réduire la charge administrative, ses promesses vont bien au-delà…
Le concept d'intelligence artificielle est d'autant plus difficile à comprendre qu'il fait l'objet de débats d'experts. Si on se réfère aux définitions âprement discutées par les instances européennes dans le cadre de sa règlementation, les logiciels qu'on peut qualifier d'iA auraient comme principales caractéristiques de pouvoir apprendre, raisonner et modéliser, sur base de l'analyse de données collectées sur leur environnement physique ou digital (texte, images, son, etc.), dans le cadre d'un objectif défini par l'humain. Ils génèrent alors du contenu, des prédictions, des recommandations ou des décisions qui ont un effet sur leur environnement. Et ils disposent d'un certain degré d'autonomie et de capacité à fonctionner sans intervention humaine.
"Pour certaines tâches, pour lesquelles l'humain n'a pas d'idée précise de ce qu'il recherche, il peut être intéressant de moins superviser le système" explique le Dr Giovanni Briganti, médecin et titulaire de la chaire en intelligence artificielle et en médecine digitale à l’Université de Mons. Comme, par exemple, identifier dans une base de données de patients ayant une certaine pathologie, s'il y a des 'groupes' de patients qui peuvent être associés, qui se ressemblent dans la façon dont leur maladie se présente".
Manque de personnel soignant, vieillissement de la population, nécessité de développer une médecine préventive… Les défis du secteur de la santé sont nombreux. L'utilisation de l’iA pourrait être l'une des pistes pour y répondre, en apportant un soutien à différents niveaux :
Gestion des dossiers, des prises de RV, organisation hospitalière, planification des salles d'opération, optimisation des flux de patients et de matériel, etc. ;
Notamment grâce à l'analyse poussée d'images médicales ;
Prédiction de l'apparition d'une maladie ou de son évolution sur base de l’analyse de diverses données sur le patient (ADN, mode de vie, etc.) ;
Par exemple dans le cadre d’un diabète ou de troubles cardiaques : les paramètres du patient sont envoyés en continu à un programme, qui alerte le médecin en cas de danger ou suggère d'éventuelles adaptations de son traitement ;
Grâce à l’utilisation de robots opératoires ;
Découverte de nouveaux traitements, grâce à l'analyse de milliers d'hypothèses scientifiques, de données d'études cliniques…
Meilleure planification des politiques de santé publique, suivi de l'évolution d'une pandémie, traçage des foyers de contamination, etc.
Au niveau politique, l’engouement est grand pour le potentiel de l’iA. Depuis trois ans, une stratégie nationale pour le développement de l’intelligence artificielle a été lancée par le gouvernement fédéral (AI4Belgium), avec un volet santé important (AI4Health). "La Belgique est à la pointe de l’iA en santé et a tout pour devenir un leader en la matière, estime le Dr Briganti, également en charge du groupe de travail AI4Health. En Wallonie, plus de 700 chercheurs travaillent sur des projets liés à l’intelligence artificielle, dont on estime qu'au moins un tiers concernent la santé." S’il s’agit surtout de projets pilotes ou de recherche, plusieurs initiatives de taille ont été lancées récemment.
Au CHU de Charleroi-Chimay, un programme d’iA a été mis en place dans le service des soins intensifs, dans le cadre du projet européen TEF-Health, qui vise à développer un réseau d'infrastructures de test et d'expérimentation. Grâce aux paramètres des patients enregistrés en continu, ce service dispose d’une foule de données qui pourraient permettre, grâce aux algorithmes de l’iA, de prédire comment l'état du patient va s’améliorer ou se détériorer et de créer des modèles de l’évolution de sa maladie. "L’objectif est aussi de tester l’intégration de l’iA dans un hôpital" souligne le Dr Briganti. Autre initiative : le projet wallon MedResyst, qui implique 5 universités francophones et chapeaute une multitude de projets utilisant l’iA, avec en ligne de mire le développement d’une médecine qui serait personnalisée en fonction des caractéristiques du patient.
Face à cette ébullition autour de l'iA, la formation des médecins semble incontournable, pour rester à la pointe et accueillir ces technologies avec un œil avisé et critique. Le manque de connaissances était d'ailleurs souligné par les médecins dans les enquêtes.
Mais les lignes bougent aussi à ce niveau, avec la création l’année passée d’un certificat interuniversitaire en intelligence artificielle en médecine et santé digitale, qui rencontre un vif succès. Mené conjointement par l’ULB et l’U-Mons, il s’adresse aux professionnels de la santé au sens large : médecins, infirmiers, kinés, gestionnaires… Des cours sont également mis en place dans le cursus des futurs médecins dans plusieurs universités francophones.
De par son potentiel et la sensibilité des données médicales, l'iA en santé suscite aussi de nombreuses craintes. Notamment au niveau de la protection des données des patients et de la place que prendront ces technologies dans la prise de décision médicale (voir les autres articles du dossier).
En mai dernier, dans le British Medical Journal, des médecins et experts en santé publique appelaient à l'arrêt du développement de l'iA jusqu'à l'instauration d'une réelle règlementation internationale en la matière. Ils soulignent l'importance de prendre le temps d'évaluer les risques, alors que le monde se focalise sur les bénéfices. "Il est essentiel que les modèles soient validés correctement au niveau scientifique avant d'être implantés, confirme le Dr Briganti. Au niveau européen, l'Ai Act est en train d'être mis en place afin d‘encadrer ses usages, avec des règles différentes en fonction des niveaux de risque pour les droits des citoyens. Reste à voir si elles seront assez ambitieuses… et correctement appliquées.